Partage international no 391mars 2021

par Corné Quartel

Il est encore peu connu, dans le monde même de l’art et à fortiori dans le public, que les pionniers de l’art moderne abstrait ont été profondément influencés par les enseignements de la Sagesse éternelle divulgués par la Théosophie. Aussi l’art moderne se trouve-t-il souvent partiellement incompris, ainsi que le démontre la première partie du présent article (Partage international, janvier/février 2021). Toutefois, la réalité de son influence se fait progressivement jour, et les deux parties de cet article explorent – bien que brièvement – comment elle s’est traduite dans les œuvres de ces pionniers, et quelle en est la pertinence. Sauf indication contraire, toutes les citations proviennent du livre de Kandinsky : Du spirituel dans l’art.

Chacun à leur manière, Kandinsky, Mondrian et Malevitch ont exprimé des idées spirituelles et utopiques à travers leurs œuvres. Mais si les tableaux de Mondrian sont d’interprétation aisée, ceux de Kandinsky présentent un côté volontairement énigmatique forçant le public à s’immerger dans le processus créatif lui-même – et, ce faisant, à élever sa conscience. Toutefois, deux livres de Kandinsky, Du spirituel dans l’art (1912) et Point et ligne sur plan (1926), offrent de nombreuses clés d’interprétation, et ont jeté les fondations de courants artistiques du XXe siècle tels que l’Expressionnisme abstrait, inspirant bien des artistes contemporains abstraits comme Jackson Pollock et Mark Rothko.

L’art de Wassily Kandinsky

Inspirée des écrits théosophiques, la pratique artistique de Kandinsky s’efforce de découvrir et d’exprimer la signification des couleurs et de la géométrie divine (le sens symbolique et spirituel des formes géométriques).

Un livre de Charles Leadbeater et Annie Besant, Les formes-pensées, précisait à l’aide d’un tableau les significations spécifiques attribuées à chaque couleur, et de belles illustrations présentaient des images abstraites, perçues par clairvoyance, qui se formaient dans « l’éther », par exemple pendant et après un concert d’un grand compositeur comme Wagner, ou dans l’aura d’une personne, et qui représentaient leurs intentions ou sentiments. Tout ceci corroborait la notion que les formes abstraites peuvent porter en elles-mêmes une « suggestion interne », c’est-à-dire exprimer une signification ou une intention intérieures.

Cela se réfère à une autre composante importante de l’art de Kandinsky : son approche musicale de la peinture. « Dans son aspiration à exprimer sa vie intérieure, un peintre ne peut qu’envier la facilité avec laquelle la musique – le moins matériel des arts actuels – atteint ce but. Et naturellement, il s’efforce d’appliquer à son art les méthodes de la musique. » En effet, une représentation de Lohengrin, opéra romantique de Wagner, à laquelle il assistait, provoqua chez lui de telles évocations visuelles qu’il abandonna sa carrière juridique pour étudier la peinture. Plus tard, il décrivit ainsi cette expérience déterminante : « Je voyais mentalement toutes mes couleurs ; elles se tenaient devant mes yeux. Des lignes sauvages, presque folles, se dessinaient devant moi. » Exemple parlant de synesthésie, où les significations intérieures, ou expériences, s’expriment à travers diverses formes sensorielles extérieures, car, pour une personne capable de synesthésie, les expériences peuvent trouver leur expression à travers plusieurs sens à la fois, comme s’ils étaient interchangeables ou se chevauchaient. Sans doute pouvons-nous tous nous retrouver dans cette affirmation : « Le son des couleurs est si évident qu’il serait difficile de trouver quelqu’un voulant exprimer le jaune vif à l’aide de notes basses, ou la laque noire avec des aigus » ; toutefois, là où la musique intègre et utilise l’élément temps, la peinture, contrairement au cinéma, doit condenser tout son sens dans les limites d’un cadre unique. Aussi devient-il difficile « de parer des fades couleurs terrestres les formes qui resplendissent dans la lumière vivante d’autres mondes » (Annie Besant dans Les formes-pensées, à propos des illustrations). Cependant, ces illustrations dans Les formes-pensées, à la fois éclatantes et musicales, n’ont pu que renforcer la détermination de Kandinsky.

Ces pionniers associaient l’abstraction avec les valeurs non-matérielles et spirituelles, la jugeant capable d’explorer ces dernières de façon plus approfondie que la peinture figurative, qu’ils associaient aux valeurs matérialistes. Kandinsky admirait toutefois Paul Cézanne, capable selon lui de peindre des natures mortes « au point de leur insuffler la vie ».

Dans Composition  VI, Kandinsky s’appuie très largement sur le mouvement, les esquisses de formes subjectives et les effets produits par les couleurs. Celles-ci interagissent, en accord ou de façon discordante, tandis que des formes se rassemblent en groupes chaotiques. Il donna des titres tels que Déluge à nombre de ses études antérieures, dont ce grand tableau est l’aboutissement : n’évoque-t-il pas simultanément inondations, destructions, baptême et renaissance ? Kandinsky permet au public de faire réellement l’expérience de ces mythes épiques, inséparables d’un sentiment de désespoir, d’agitation, d’urgence et de confusion. Le fort contraste entre les zones sombres et lumineuses suggère l’imminence d’un cataclysme bouleversant les réalités individuelles et sociales, et fait puissamment songer par anticipation à la naissance d’un monde nouveau sorti des cendres de l’ancien, et au chaos précédant « l’ère de la plus haute spiritualité ». L’élan diagonal d’en bas à gauche (en bas) en haut, à droite, symbolise l’aspiration à avancer et à s’élever. Connaissant la période de transition de l’ère astrologique des Poissons vers celle du Verseau, telle qu’elle se trouve décrite dans les Enseignements de la Sagesse éternelle, Kandinsky affirma par exemple : « Nous vivons dans une époque de collision tragique entre la matière et l’esprit, et d’effondrement de la conception purement matérialiste du monde. » Il pensait qu’à cette épuration succéderait, dès le nouveau millénaire, une ère de grands chefs spirituels et de grandes révélations. Il cite la dernière phrase du livre d’HP Blavatsky La clef de la Théosophie : « Au XXIsiècle, la Terre sera un paradis en comparaison de ce qu’elle est maintenant. »

Tout ceci semble encore plus pertinent aujourd’hui en raison de la polarisation croissante existant dans ce monde – la proverbiale « épée de clivage » chrétienne et la bataille évidente que se livrent les forces de lumière et celles de l’ombre pour gagner le cœur et l’esprit des hommes.

Composition VIII propose une approche plus sereine que le chaos émotionnel de Composition VI, avec davantage d’importance accordée aux formes ainsi qu’à la lumière et à la géométrie. Cette œuvre étudie les interactions entre les formes et les couleurs par des paires de forces opposées impliquant un mouvement en équilibre – une métaphore de la création.

A cette époque, Kandinsky élaborait une théorie des figures géométriques et de leurs relations. Par exemple, il affirmait que le cercle était la figure la plus paisible et représentait l’âme humaine, comme il devait l’expliquer plus tard dans Point et ligne sur plan.

Il affirmait aussi qu’un triangle dressé signifiait énergie et mouvement vers le haut, et par suite l’aspiration de toutes choses vers une réalité plus haute.

Le triangle et le cercle forment pour Kandinsky la paire d’opposés fondamentale, et leur combinaison détermine un impact symbolique « non moins puissant que le doigt de Dieu touchant celui d’Adam chez Michel-Ange » (Kandinsky : The Language of the Eye).

D’autres paires contrastées incluent, par exemple, la ligne droite et la ligne courbe, le blanc (pureté, possibilités à venir) et le noir (stagnation, mort), ou bien le jaune et le bleu (chaleur et froid). Le jaune, couleur typiquement terrestre, se manifeste de façon « agressive » et, comme toute couleur chaude, semble s’expanser et aller au-devant du public. (Les couleurs éloignées semblent naturellement plus froides, et plus chaudes dès qu’elles se rapprochent.) Le bleu est une couleur qui semble s’éloigner et ainsi devenir plus petite et tournée vers elle-même ; c’est pourquoi Kandinsky considère qu’elle pousse à l’introspection ; c’est la couleur céleste par excellence, riche d’un sens profond. Aussi le cercle bleu est-il doté d’un mouvement concentrique, le jaune d’un mouvement excentrique.

L’angle, la couleur rouge et le carré, entre autres, fonctionnent comme des éléments de neutralité. Ces éléments, tout comme la ligne horizontale, représentent le monde matériel, intermédiaire entre les extrêmes que sont les paires d’opposées chez Kandinsky.

Kandinsky et Mondrian, chacun à leur manière, ont fait usage de l’abstraction pour évoquer une réalité alternative et plus pure, l’équilibre dynamique des forces de la Création. Certes, Kandinsky louait Cézanne pour son utilisation (figurative) de la couleur et des formes exprimant l’harmonie spirituelle. Il disait de lui qu’il avait le don divin d’appréhender la vie à l’intérieur de chaque chose. Mais il n’en croyait pas moins que les formes et la couleur, en elles-mêmes, par résonnance ou réverbération, avaient le pouvoir de toucher le sentiment, la compréhension et l’âme du public. En ces temps déroutants de stagnation apparente et d’ardente anticipation de « grandes révélations », notre monde malade aurait bien besoin d’une dose quotidienne de ce « don divin ».

[Voir les photographies dans la version imprimée de la revue Partage international n° 391 de mars 2021, page 11.]

Auteur : Corné Quartel, ingénieur en conception industrielle et artiste, est un collaborateur de Share International basé à Amsterdam (Pays-Bas).
Sources : Du spirituel dans l’art, Wassily Kandinsky, première publication en 1912. Point et ligne sur plan, Kandinsky, première publication en 1926. Les formes-pensées, Annie Besant et Charles Webster Leadbeater, première publication en 1901. Kandinsky : The Language of the Eye, Paul Overy, 1969 (Kandinsky : le language de l’œil, non traduit)
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Rubrique : Dossier ()