Partage international no 389février 2021

par Corné Quartel

Quand on boit dans une « tasse Mondrian », on n’imagine généralement pas la signification spirituelle que Mondrian donnait à la peinture reproduite sur la tasse. Quand l’imagerie d’art est marchandisée à ce point, son sens se perd et on tend à ne pas regarder plus loin que son niveau de célébrité. « Si c’est si connu, ça doit être bien ». Dans le monde contemporain de l’art sous l’emprise du marché, telle est l’idée qui prospère.

Il est incroyable de constater à quel point il est peu connu, dans le monde même de l’art et a fortiori dans le public, qu’au début du XXe siècle les enseignements de la Sagesse éternelle, divulgués par la Théosophie, ont fourni l’inspiration et le cadre philosophique de la plupart des pionniers de l’art moderne abstrait. On peut citer les peintres : Mondrian, Kandinsky, Malevitch, Klee, Kupka, Klint ; le compositeur : Scriabine ; les poètes : T.S. Eliot et Yeats, parmi d’autres. Pour comprendre l’art, les écrits ou les enseignements sur l’art, ne serait-il pas sensé d’inclure les intentions de l’artiste ? Or, ces intentions ont généralement été ignorées, incomprises ou délibérément omises par les critiques et les historiens d’art. Peut-être a-t-on eu peur de ne pas trouver un public intéressé par ces considérations. Peut-être que le vocabulaire théosophique ne cadrait pas avec celui habituellement utilisé par les critiques d’art et qu’ils semblent si pressés de partager. Ou peut-être ces critiques se considéraient-ils trop intelligents pour être mêlés à des idées jugées vagues et non confirmées par la science ; ou ont-ils eu peur du ridicule ? En tout cas, l’accent a été mis sur l’aspect forme, aux dépens du sens ; par conséquent, une grande part de l’art n’est pas pleinement comprise.

Au début du XXe siècle, la Théosophie a profondément influencé Wassily Kandinsky et Piet Mondrian, que nous suivrons dans cet article en deux parties. Ils sont généralement considérés comme les pionniers de l’art moderne. Ce fut tout particulièrement l’œuvre majeure d’Helena Blavatsky, la Doctrine secrète, qui exerça l’influence maîtresse sur leur pensée, même si on relève d’autres influences, telles que les œuvres d’Edouard Schuré (auteur des Grands Initiés, 1889), de Jakob Böhme et d’Emanuel Swedenborg. « Par son enseignement sur la « fraternité » universelle, par l’étude des religions anciennes et modernes, des philosophies et des sciences, et l’investigation des lois inexpliquées de la nature et des pouvoirs psychiques latents de l’humanité, La Doctrine secrète arrivait au bon moment dans un monde changeant et se révélait extrêmement attirante pour l’artiste qui cherchait la Vérité. » (K. Hall)

En cette époque d’industrialisation rapide et d’inégalités croissantes entre riches et pauvres, les artistes étaient horrifiés par le profond matérialisme de la société. « Nous sommes quotidiennement sidérés par l’absence totale d’amour vrai, d’amitié, de fraternité, de gentillesse » (Piet Mondrian, The New Art – The New Life). Avec la Théosophie, les artistes trouvèrent des indications claires et la vision d’un futur ordre mondial (au sens positif) d’harmonie et d’équilibre pour l’humanité au seuil d’une nouvelle civilisation, durant la transition de l’ère des Poissons à celle du Verseau. Chacun à leur manière, les artistes ont cherché de nouvelles façons de représenter cette harmonie universelle et le nouvel ordre spirituel sous-tendant le monde visible.

Ces principes artistiques semblent toujours fort actuels dans notre monde désormais digital, et plus polarisé que jamais avec nos valeurs humaines, spirituelles et morales – notre conscience – en difficulté face à une technologie galopante et à des niveaux d’avidité sans précédent, face à la compétition et aux inégalités qui menacent les écosystèmes et la cohérence de notre civilisation. La pensée utopique ne doit pas être ridiculisée plus longtemps ou écartée comme simple fantaisie.

Une vision claire de la réalité

La représentation abstraite de concepts spirituels et utopiques par P. Mondrian commença par une approche plutôt symbolique. La toile « Evolution » dépeint la croissance de la conscience, des étapes de l’éveil spirituel. Dans le premier panneau, les triangles noirs qui pointent vers le bas et les fleurs rouges indiquent l’attirance de la matière, la vie sous l’influence de basses vibrations. Cela semble confirmé par la lumière (de la conscience) qui brille au plexus solaire, représentant une focalisation émotionnelle. Dans le panneau de droite, la région du cœur est illuminée, alors que pour le panneau central surélevé, c’est la tête qui est éclairée, entourée de triangles blancs pointant vers le haut, qui représentent l’intégration du cœur et de l’esprit et la complète soi-conscience. Mondrian sentit pourtant que les formes familières du monde extérieur n’étaient pas à même d’exprimer les royaumes cosmiques. Ainsi, inspiré par les principes théosophiques de la divine géométrie, un langage d’abstraction clair et universel émergea.

Dans son livre, le peintre déclara : « C’est une des tâches de l’art d’exprimer une vision claire de la réalité. » Mondrian était un homme de grands idéaux, et il voua sa vie et son œuvre à esquisser l’essence et la beauté de l’ordre derrière l’existence, l’absolu, Dieu, dans sa forme la plus parfaite – un équilibre entre les opposés, une pure représentation d’unité, d’harmonie et d’universalité. Ce faisant, il permet au spectateur d’unir son esprit avec l’absolu.

« Reconnaître et s’unir avec l’universel nous procure donc la plus grande satisfaction esthétique, la plus grande émotion de beauté. » (The New Art – The New Life)

Contrairement au cubisme qui gardait un lien avec la réalité perceptible, Mondrian a développé une abstraction toujours plus grande

« Je me limite toujours à exprimer l’universel, c’est-à-dire l’éternel (le plus proche de l’esprit) et je le fais par la forme extérieure la plus simple possible, afin de pouvoir exprimer les significations intérieures avec le moins de voiles possibles. » (Mondrian, lettre à Theo van Doesburg, 1915, catalogue Stijl édité en 1951)

La comparaison avec sa période figurative initiale, remplie de paysages brillants et saturés de lumière, rend évidente la radicale simplification des éléments entreprise dans ses tableaux (tel que le démontre l’analyse visuelle de Michael Sciam). En géométrie divine, le point représente l’origine, et quand une force est appliquée au point, il devient ligne, exprimant ainsi le mouvement. Dans l’art de Mondrian, une ligne verticale représente le mouvement de l’esprit à la matière (l’incarnation divine et l’ascension humaine), la relation de l’Homme avec Dieu, la croissance de la conscience. La ligne horizontale représente la relation d’un être humain avec un autre, l’élan vers le service et le sacrifice envers toutes les créatures en incarnation. L’intersection des lignes, le point de rencontre de l’esprit et de la matière peut être vu comme la conscience humaine, l’âme incarnée.

« Le rythme de la ligne droite, en opposition rectangulaire indique le besoin d’équivalence de ces deux aspects dans la vie : la valeur égale du matériel et du spirituel, du masculin et du féminin, du collectif et de l’individuel, etc. Tout comme la ligne verticale diffère en caractère de l’horizontale, ainsi dans la vie les deux aspects ont leur propre nature intrinsèque et opposée. Mais, tout comme dans l’art ces lignes diffèrent en dimensions, ainsi en va-t-il des individus et leurs groupes qui diffèrent en force ou taille. L’art démontre que la vie – par l’équivalence de ses aspects opposés, malgré leur nature différente – peut s’approcher d’un réel équilibre. » (Piet Mondrian, The New Art – The New Life. Les emphases sont d’origine.)

Les éléments abstraits, ou « vibrations d’énergie », sont : soit masculins, assimilés à la verticale et à la direction, et visuellement représentés par la ligne ; soit féminins – l’horizontale et l’espace, représenté par le champ et la couleur. Le blanc représente la lumière et l’espace, un champ de possibilités, et le noir l’absence de lumière. Les couleurs primaires sont les manifestations physiques de la lumière (quand la lumière arrive sur une surface dans le monde matériel, elle se réfléchit en couleur). Bien que cela ne soit pas évident, ces peintures ont clairement une dimension en profondeur, avec des variations dans l’épaisseur des lignes, des textures différentes et des coups de pinceaux, et comme dans la nature, où les couleurs au loin semblent plus froides et en s’approchant se réchauffent, le bleu semble s’éloigner du regard et le jaune s’en rapprocher, avec le rouge qui reste neutre, entre les deux autres.

Mondrian a limité son vocabulaire visuel à l’expression des éléments les plus basiques de l’existence : un équilibre dynamique entre la couleur et son absence, l’horizontale et la verticale, la ligne et le plan, le blanc et le noir, l’universel et l’individuel, l’intérieur et l’extérieur, la matière et l’esprit, le relatif et l’absolu, le masculin et le féminin, etc., tout comme Dieu, le tisserand invisible tisse selon un modèle toujours changeant d’une infinie complexité et beauté.

L’approche de Mondrian, qui s’est débarrassé de formes vétustes et ses idées, dérivées de la Théosophie, sur l’évolution et le progrès vers l’ultime révélation qui advient par l’équilibre et la réconciliation de forces opposées sont fort à propos dans le monde actuel et pour l’humanité à la croisée des chemins : une belle métaphore de la vie et d’un monde uni en devenir.

La seconde partie de l’article enquêtera sur l’œuvre de W. Kandinsky, et l’influence de la Théosophie sur son développement.

Références :
The New Art – The New Life: Collected writings of Piet Mondrian, 1986.
The Spiritual in Art, Abstract Painting 1890-1985, Los Angeles County Museum of Art and Abbeville Press (Extensive catalogue).
Theosophy and Sources : The Theosophical Seal, Arthur M. Coon, 2013
Theosophy and the Emergence of Modern Abstract Art, Kathleen Hall, www.theosophical.org

[Voir les photographies dans la version imprimée de la revue Partage international n° 389-390 de janvier-février 2021, page 22.]

Auteur : Corné Quartel, ingénieur en conception industrielle et artiste, est un collaborateur de Share International basé à Amsterdam (Pays-Bas).
Thématiques : spiritualité
Rubrique : Dossier ()