Anorexie Mentale

Partage international no 103mars 1997

Interview de Peggy Claude Pierre par Connie Hargrave

Les troubles de l’alimentation sont de plus en plus fréquents dans le monde développé, où les médecins sont parfois confrontés à des enfants d’un ou deux ans qui refusent de se nourrir. Ces troubles sont une véritable énigme pour la profession médicale et, dans leur forme aiguë, causent la mort de plus de 10 % des sujets affectés, ceci malgré l’alimentation par perfusion. On admet généralement qu’il n’y a pas de remède à cette maladie. Pourtant, Peggy Claude Pierre, qui dirige avec son mari David Harris la clinique Montreux à Victoria, au Canada, a su venir en aide à des personnes même gravement atteintes et les a complètement guéries. Cette clinique a constitué le dernier espoir de beaucoup de gens qui expriment maintenant leur gratitude à « l’ange » qu’est pour eux Peggy Claude Pierre. Connie Hargrave l’interroge pour Partage international.

Partage international : Vous parvenez à rétablir des anorexiques considérés comme incurables par le reste du corps médical ?
Peggy Claude Pierre : Oui, dans notre clinique, nous avons obtenu des rémissions complètes pour les troubles de l’alimentation.

PI. Votre aide est-elle très demandée ?
PP. Oui, des demandes nous parviennent du monde entier, y compris des demandes d’autres cliniques. Nous admettons principalement des patients pour qui les traitements classiques, en hôpital, ont échoué. Malheureusement, certains meurent avant d’arriver chez nous. Ne pouvant accéder à toutes les demandes, nous sommes amenés à faire des choix difficiles, et admettons en priorité les enfants et pré-adolescents gravement atteints car leur état peut se dégrader rapidement.

PI. L’anorexie est souvent définie de manière stéréotypée, comme une maladie de la vanité, caractéristique d’adolescentes égocentriques en mal d’un « corps parfait » ou cherchant à manipuler leur famille. Cependant, le fait que des jeunes enfants, y compris des garçons, soient également concernés semble contredire cette hypothèse.
PP. A ma grande surprise, l’anorexie n’est pas du tout ce que j’avais lu dans les livres de médecine. Nous avons pris conscience que l’anorexie est très différente de la définition communément admise. Ce qui explique la fréquence des rechutes et le taux de mortalité scandaleusement élevé dans la plupart des cliniques.

Des patients ne se reconnaissant aucune valeur

PI. Quelle est votre interprétation de ce phénomène ?
PP. Nous avons diagnostiqué ce que nous appelons « un état de négativité confirmé » comme étant la cause première de l’anorexie. La nourriture ne fait en l’occurrence que concrétiser la valeur que le patient se donne à lui-même ; or, le patient ne se reconnaît aucune valeur. Il pense généralement qu’il ne mérite pas de vivre et traduit concrètement cette croyance en se privant de nourriture.

PI. Ne pensez-vous pas que cela vienne de l’importance donnée à l’apparence, au désir d’être mince, conforme aux normes de la beauté diffusées par la presse et le cinéma ?
PP. Cela peut être un mobile pour certains, car la mode des régimes fait rage et il est tentant de se plier aux stéréotypes sociaux pour plaire aux autres. Les enfants sujets à l’anorexie sont des perfectionnistes qui, dans une culture valorisant beaucoup la beauté et la performance, sont souvent attirés par la gymnastique et le modelage. Cependant, leur perfectionnisme est davantage motivé par une volonté d’améliorer le monde pour qu’il y ait moins de souffrance que par un désir égoïste de se mettre en valeur. Ils se sentent responsables du monde et ne réalisent pas que c’est un fardeau trop lourd pour eux. Ils considèrent comme leur devoir de faire face à toutes situations et ploient sous la charge qu’ils s’imposent. Cette perception erronée intervient probablement à un âge très précoce, mais lorsque les symptômes se manifestent, les jeunes patients se trouvent dans l’incapacité de dominer leur handicap et préfèrent renoncer à leur droit à la vie.

Un mental parasité de messages négatifs

PI. Comment soignez-vous ces enfants ?
PP. Dès qu’ils commencent à aller mieux, nous leur réapprenons à vivre, à être objectifs. Nous éloignons tout ce qui est censé mesurer leur valeur et leur apprenons à ne pas accepter les normes telles quelles, y compris par exemple la mesure que donne une balance. Nous leur disons par exemple : « Comment peux-tu laisser un bout de métal décider si ta santé est bonne ou mauvaise ».

PI. Comment traitez-vous les patients qui frôlent la mort ?
PP. Je suis pétrifiée chaque fois qu’un tel cas se présente, telle cette petite fille de 6 ans nourrie par perfusion parce qu’elle refusait de s’alimenter depuis deux ans et demi. Mais nous n’avons encore jamais perdu un seul enfant. Nous parvenons à les remettre sur pied sur une période de 8 à 12 mois, y compris dans les cas les plus désespérés.
L’expérience que nous avons de cette maladie nous dit que ces enfants sont parasités 24 heures sur 24 par des messages négatifs. Une voix intérieure leur répètent qu’ils ne valent rien et ne méritent pas de vivre. Et nous, 24 heures sur 24, nous les réconfortons et les rassurons. Par exemple, une jeune fille écossaise de 21 ans est arrivée chez nous alors qu’elle ne pesait que 22 kg 300 et disait qu’elle devait mourir, qu’elle ne méritait pas de vivre. Par une attention constante et des affirmations positives, nous éliminons peu à peu le négatif, ce qui permet à l’être de reprendre sa croissance sans entraves, telle une jeune pousse que l’on arrose.

Gagner la confiance du patient

PI. Cette approche est-elle toujours concluante ?
PP. Certains enfants nous arrivent dans un véritable état de transe, mais nous parvenons tout de même à gagner leur confiance parce que nous les acceptons et les respectons tels qu’ils sont. Gagner leur confiance est très difficile, mais notre succès est fondé sur le respect du patient. Je remercie Dieu de nous avoir inspiré cette méthode. Je pense, et le dis avec humilité, que nous avons innové dans notre manière de penser et de communiquer avec ces enfants. Je suis confondue par la profondeur et la complexité de cette maladie psychosomatique. Sans cet essentiel rapport de confiance avec les patients, il serait impossible de les sortir de leur état. Ils sentent lorsqu’un thérapeute ne les comprend pas vraiment et ils ne lui donnent pas leur confiance. D’autres méthodes attendent de l’enfant qu’il fasse l’effort de « s’en sortir » par lui-même ; cependant, même s’il en a la volonté, il ne peut surmonter seul les croyances négatives qu’il a en lui.

PI. Quel est l’élément essentiel de la thérapie ?
PP. Nous parvenons à inverser le processus pathologique par des soins intensifs agencés avec précision. Nous parvenons ainsi à dissocier l’enfant de sa maladie, lui apprenons à distinguer l’anorexie ou la boulimie de sa propre nature, de ce qui fait sa valeur et le rend unique. Il cesse ainsi de s’identifier à son mal et peut le voir comme une simple affection dont il est porteur, comme d’autres sont porteurs de parasites. Nous créons un environnement de soutien inconditionnel aux jeunes patients, les appelons « mon chéri », « mon amour », etc. Ce qui motive nos collaborateurs à travailler avec nous, c’est leur qualité de compassion, de solidité émotionnelle et d’humour, ainsi que leur aptitude à établir une relation interactive, riche et intense avec des êtres qui se haïssent profondément et ont rejeté les autres pour mieux conforter l’image péjorative qu’ils ont d’eux-mêmes. C’est donc un traitement en quatre temps : dans un premier temps, nous nous efforçons simplement de leur faire accepter de la nourriture en leur répétant qu’ils valent la peine qu’on les nourrissent. Puis, lorsqu’ils sont capables de tenir la position assise pendant plus de cinq minutes, ils passent à la phase d’émergence, essentiellement physiologique, où ils redécouvrent leur corps. Enfin, lorsqu’ils sont capables de dire non à leur maladie, nous leur faisons vivre les différents stades d’évolution qui les mènent de l’état de nourrisson à celui d’adulte. Par exemple, au stade de l’adolescence, nous leur apprenons à se situer par rapport au monde « extérieur ». Le quatrième stade est un travail pratique de sevrage au cours duquel ils acquièrent une vision objective d’eux-mêmes et du monde, ainsi que de la compassion pour ceux qui font preuve d’incompréhension. Ainsi pourvus d’un esprit de compassion, d’humilité et de service, ils sont peu enclins aux rechutes.

Des êtres sensibles et généreux

PI. Comment êtes-vous parvenue à une telle compréhension de l’anorexie ?
PP. Je me suis intéressée à l’anorexie par la force des chosesAlors que j’effectuais un stage pratique dans une prison pour enfants, dans le cadre de mes études de psychologie, mes deux filles sont devenues anorexiques. Lorsqu’on m’avertit que celle qui était âgée de 13 ans n’avait plus que deux mois à vivre, j’essayai alors plusieurs hôpitaux et finalement me rendis en Europe. En tant que mère, j’avais beaucoup de mal à accepter cette maladie, car je pensais que c’était peut-être ma faute. J’interrompis tout ce que j’étais en train de faire et restai auprès d’elle 24 heures sur 24 pendant 18 mois, ce qui me familiarisa totalement avec cette maladie. Toutes deux sont hors d’affaire et maintenant, 11 ans plus tard, l’une d’elles vient d’avoir un enfant et se porte tout à fait bien. Elles disent regretter amèrement de m’avoir fait traverser une telle épreuve, mais pas moi, car cela a été plutôt une chance sans laquelle je n’aurais jamais appris tout ce que je sais et ne serais pas en position d’aider les autres.
Je tentai de reprendre mes études et d’oublier cette maladie, mais on venait sans cesse me solliciter par des demandes telles que « Ma fille de neuf ans souffre d’anorexie. Elle va mourir. Pouvez-vous nous aider ? » Actuellement, nous recevons 500 demandes par jour pour secourir des enfants mourants. Ils arrivent avec leurs parents dans un état désespéré et nous sommes leur dernier espoir.

PI. Que pensez-vous de l’expansion de cette maladie ?
PP. Je pense que la société doit changer son système de valeur fondé sur la compétition, bien que ces valeurs soient omniprésentes jusque dans nos cellules. Nous inculquons à nos jeunes un esprit de compétition tel qu’ils en perdent leur humanité. Ils ont besoin de se connaître comme des êtres uniques au monde, plutôt que comme des moutons dociles aux injonctions de la société. A première vue, ces enfants semblent avoir l’esprit de compétition parce qu’ils aspirent à la perfection, mais ce n’est qu’une apparence, car ils comprennent très bien que s’ils sont premiers, un autre doit être second ou dernier. J’ai peur que la société finisse par les tuer si elle continue d’ignorer leur aspiration profonde.

PI. Que pensez-vous que ces enfants aient à nous apprendre ?
PP. En fait, la présence de tels individus dans notre société devrait nous encourager. A première vue, ces enfants se veulent performants, mais derrière ce masque, ce sont des êtres généreux qui veulent surtout donner au reste du monde. Ce sont des êtres sensibles et intelligents qui, à un âge très précoce, se chargent des problèmes des autres alors qu’ils n’ont pas encore l’objectivité nécessaire pour garder le sens de la mesure et réaliser qu’ils ne peuvent à eux seul changer le monde. Ce sont des leaders potentiels de nos sociétés et ils nous rendent plus que nous leur avons donné.

Auteur : Connie Hargrave, est correspondante de Share International de Nanainoen Colombie britannique (Canada) elle travaille dansla recherche sociale et dirige une organisation sans but lucratif.
Thématiques : santé et guérison, social
Rubrique : Entretien ()